J.-André Thomas, La Société Philomathique de Paris

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Vous êtes venus pour célébrer le bicentenaire de la Société Philomathique de Paris. Nos prédécesseurs ont déjà commémoré son centenaire et son cent-cinquantenaire. Je voudrais brièvement présenter, à ceux d'entre vous qui n'en sont pas membres, cette Société illustre et modeste entre toutes, parmi les plus anciennes de France.


La Société Philomathique de Paris est une société scientifique et philosophique pluridisciplinaire, de haut niveau. On en devient membre par cooptation, puis par vote de substitution, car le nombre de ses adhérents est limité. Elle est républicaine, non secrète, entièrement ouverte à la connaissance, farouchement indépendante; elle cultive l'authenticité, la tolérance, la liberté.

Les philomathes sont des intellectuels généreux et fraternels, désintéressés, librement unis par l'attrait de la connaissance scientifique et philosophique, et par l'amitié. Ils n'ont ni rituel, ni ornements, ni temple; ils n'admettent aucune orientation générale collective, ni aucune assistance. Ils ne revendiquent pas de vérité. Ils laissent à chacun le soin de tenter de résoudre ses propres problèmes intellectuels et moraux. Ils sont amis parce qu'ils ont des affinités communes.

La dernière conférence de l'année est publique. La Société a survécu grâce à l'unique soutien de ses membres : elle en compte aujourd'hui 104, plus de nombreux correspondants.

La demi-douzaine de jeunes et enthousiastes « pères fondateurs », sous l'impulsion efficace de Augustin-François de Silvestre, agronome au « zèle dévorant » - a-t-on dit - et d'Alexandre Brongniard, minéralogiste, se réunit pour la première fois le 10 décembre 1788. La Société naissante prend pour devise : ÉTUDE ET AMITIÉ. Cette belle devise est restée la nôtre et nous nous efforçons de la respecter. 

La Société Philomathique de Paris commence à s'amplifier en automne 1789, puis se développe rapidement. Elle joue un rôle scientifique et historique de premier plan. Ses buts sont nobles et ambitieux, elle désire, selon le ton de l'époque, « devenir par la suite un point de réunion générale, où les connaissances nouvelles viendront aboutir, et d'où elles se répandrons dans le monde savant, en faisant une chaîne lumineuse non interrompue de vérités et d'instructions ». Les séances se tiennent chaque semaine, chez l'un des fondateurs. Le premier élu est Vauquelin, en 1789. Puis deux élections suivent (1790 et 1791). Dès 1791, la Société est composée de 18 membres et 18 correspondants. En 1793, une élection massive de 11 membres, de septembre à novembre, nomme Lavoisier (guillotiné en 1794), Lamarck, Monge, Laplace...

De plus, la Société se veut généreusement enseignante. Elle ouvre des cours publics « destinés aux éléments des sciences ». Ceux-ci deviennent bientôt la seule forme d'enseignement des sciences, par suite de la suppression des universités et des académies. En effet, par décret du 8 août 1793, la Convention supprime toutes les académies et Sociétés littéraires « patentées» ou « dotées » par la nation, en dépit des efforts de Lavoisier, de Lakanal et de l'abbé Grégoire pour préserver l'Académie des Sciences. Le 15 septembre sont supprimés aussi les universités, facultés et collèges. Trois mois plus tard, dans un rapport du Comité de Salut public, Bouquier veut proscrire à jamais «toute idée de corps académique, de société scientifique, de hiérarchie pédagogique» et déclare inutile « une caste de savants spéculatifs ». Or, c'est le moment (juillet 1793) que choisit la Société Philomathique - une des très rares Sociétés restées libres - pour instaurer un nouvel enseignement supérieur, dans un local appelé Lycée des Sciences et des Arts, situé au Palais-Royal. Elle y donne courageusement 18 cours par semaine, dans une salle pouvant recevoir 2 000 auditeurs, 400 places étant attribuées gratuitement. [Nota : ceci n’est pas avéré par les documents d’origine de la Société et résulte d’une affirmation non référencée et fautive de Marcellin Berthelot : « les cours publics dont la Société avaient eu l’initiative » presque cent ans après la période concernée, page X du volume des Mémoires publiés par la Société Philomathique à l'occasion du centenaire de sa fondation, 1788-1888, Paris, 1888. Des philomathes ont enseigné, bien sûr, dans diverses instances, mais pas au nom de la Société philomathique.] En outre, elle s'impose la vérification expérimentale des travaux dont elle a connaissance.

La fermeture de l'Académie des Sciences a, de plus, une double conséquence pour la Société Philomathique. D'une part, elle bénéficie du reflux en son sein de plusieurs membres de cette Académie, d'autre part elle joue partiellement le rôle de cette institution, par suite de sa nouvelle position de seule détentrice des publications scientifiques de l'époque. Cette situation dure jusqu'à la réouverture des académies, sous le nom d'institut le 3 brumaire an IV (novembre 1795), et à la reprise de leurs publications. 

Le nombre des philomathes s'accroît jusqu'à 70 en 1797, d'où l'obligation, statutaire pendant cette période, de ne plus élire de membre que par voie de remplacement et de limiter ce nombre à 50. Cependant, ce n'est qu'en 1879 que la Société Philomathique de Paris est déclarée d'utilité publique, en raison de son caractère pluridisciplinaire.

Les plus grands noms de la Science honorent notre Société. Longue est la liste de ces savants, dont certains ont réservé à la Philomathique la primeur de leurs découvertes. Qu'il suffise de citer, parmi les plus illustres Lavoisier, Lamarck, Laplace, Cuvier, Gay-Lussac, Ampère, Cauchy, Fresnel, Boussingault, Claude Bernard, Berthelot, Dutrochet (correspondant) , Pasteur, H. Becquerel, et plus près de nous, de Broglie, Joliot, Monod... Dès 1944, notre palmarès comptait 11 prix Nobel parmi les membres titulaires et 17 parmi les émérites, dont Dirac, Einstein, Heisenberg, Morgan, Planck...

Les archives de notre Société sont représentées initialement par les « Registres » qui sont manuscrits, puis par le Bulletin mensuel, imprimé à partir d'octobre 1792, et par les Rapports généraux annuels. L'édition des Rapports cesse d'abord de 1792 à 1798; en revanche, celle du Bulletin persiste en dépit de lourdes vicissitudes et de plusieurs interruptions. Jusqu'en 1838, date du centenaire, le Bulletin comporte 7 séries. A signaler que le tome I de la première série comprend la réimpression, en 1802, des 54 premiers numéros, y compris les manuscrits. Interrompu en 1805, le Bulletin reparaît en 1807 sous le nom de Nouveau Bulletin des Sciences par la Société Philomathique de Paris. A partir de 1836, les Notes de la Société Phiomathique sont éditées dans le Journal de l'Institut.

La septième série (1876-1888), distribuée d'abord en cahiers trimestriels, constitue le beau volume du centenaire, publié comme Mémoire de la Société. Retrouvé par M. Taton dans le catalogue d'un bouquiniste, il a résisté à l'épreuve du temps : nous l'avons pieusement relié en pleine peau. Il contient le riche discours de Berthelot sur les origines et l'histoire de la Société Phiomathique , 17 mémoires de Sciences mathématiques et physiques et 16 de Sciences naturelles. Certains de ces mémoires atteignent 23 pages et même 32 pages, avec 22 planches hors texte, de qualité parfaite, dont deux en couleur. Bien que noblement pauvre, la Société Phiomathique savait tenir son rang scientifique! En 1938, paraît la plaquette du cent-cinquantenaire avec le texte de Decombe; elle correspond au tome 120.

Puis viennent les années de guerre et d'occupation, pendant lesquelles la Société parvient à maintenir son activité, à tenir des conférences (10 en 1943, 7 en 1944, 6 en 1945) et à publier son Bulletin (t. 121 en 1939 à t. 125 en 1945). Quelques-uns d'entre nous appartiennent à la Résistance française.

Trop indigente pour continuer à éditer son Bulletin, la Société trouve asile, en 1948, auprès de la Revue générale des Sciences pures et appliquées celle-ci accole à son titre celui de « ... et Bulletin de la Société Phiomathique de Paris » (nos 4 et 5). Toutefois cette symbiose dure seulement jusqu'à 1952 ; puis la Revue générale des Sciences disparaît elle-même. La Société Philomathique entre alors en sommeil, du moins en ce qui concerne nos dîners-conférences. Mais nous sommes quelques fidèles, tenaces, à vouloir ranimer le flambeau, notamment Kurilsky, May, Lavollay, Galle... Au dîner des « retrouvailles », le 25 novembre 1961 (au Procope), nos membres viennent nombreux et joyeux. La Société reprend pleinement son activité du passé. Nous révisons nos statuts en 1971. Mais nous sommes toujours contraints financièrement à ne plus publier de bulletin : quelques annuaires font office de tomes (t. 129, 1974).
Mes souvenirs philomathes personnels datent du 14 janvier 1932,
année où je suis élu membre titulaire, sous le parrainage de mes amis de l'Institut Pasteur, Raoul-Michel May et Michel Machebœuf. De cette année 1932, il ne reste actuellement que quatre membres. Revenons donc à 1932. La Société se réunit dans l'arrière-salle de ce qui est, à l'époque, le café-restaurant de la rue Soufflot, où nous dînons et tenons conférence. Ces réunions sont très amicales, mais aussi librement critiques. Dans les années qui suivent, le noyau des fidèles est surtout représenté par Machebœuf, May, Parat, Kahan, Fessard, les Monnier, les Lecomte de Nou, les Chauchard, les Mazoué, Kourilsky, Catherine Veil, Balachowsky, Jeanne Lévy, Dognon, Galle, les Destouches, Lavollay, Cartier, Benoit, les Cheftel puis, disait-on, le groupe Kodak Bourdon, Pouradier, les Clément...

Grandes sont les difficultés matérielles pour trouver un local suffisamment vaste, correspondant à l'impérieuse nécessité de pouvoir y tenir à la fois dîner et conférence, en y trimbalant notre lanterne et nos tableaux roulants. C'est alors que la Société se prête de bonne grâce à de multiples essais (Kodak-Vincennes, Unesco, Ecole de Physique et Chimie, Faculté de Droit, Université Paris VI, Palais de la Découverte, enfin Cercle républicain à partir de janvier 1975 (mais ce Cercle qui nous convenait doit fermer pour travaux). Et voilà que nos problèmes semblent se résoudre grâce à la parfaite obligeance du chancelier Edouard Bonnefous. Notre siège social est désormais (depuis 1985) à l'Institut de France où se tiennent nos Conseils (qui avaient lieu dans mon laboratoire), tandis que les dîners-conférences se font au Sénat.

En 1974, notre président Raoul Kourilsky doit interrompre ses fonctions pour raison de santé il est désigné président d'honneur pour les hauts services rendus. Je suis élu à sa succession le 14 mai, il y a quinze ans. Nos dîners-conférences, de haute vulgarisation, auxquels sont conviés nos épouses et nos invités, ont lieu de façon régulière, environ tous les trois mois. Les sujets d'actualité relèvent de nos quatre sections théoriques : Sciences mathématiques, Sciences physiques, Sciences biologiques, Sciences naturelles; ils sont très variés et plein d'intérêt : le choix est difficile mais nous trouvons toujours le meilleur accueil auprès d'éminents conférenciers bénévoles, en général non philomathes. Il est désolant que les textes de ces Conférences n'aient pu être publiés et qu'une mine si précieuse de mise au point par des spécialistes réputés ne soit pas utilisée; mais la Société Philomathique ne dispose toujours que des cotisations de ses membres, alors que tant d'argent est gâché ailleurs.

Notre effort actuel est de regrouper toutes nos Archives à la Bibliothèque générale de la Sorbonne, grâce à l'aide de Messieurs les conservateurs en chef, A. Tuilier et Cl. Jolly. Les registres manuscrits ont été rachetés à un libraire par les soins de M. Tuilier. Sont archivés ou doivent l'être une grande partie des bulletins, rapports et publications, le livre relié du centenaire et une thèse en 2 volumes dactylographiés de J. Mendelbaum (1980) sur : La Société Philomathique de Paris de 1788 à 1835.

Il me paraît utile maintenant d'ajouter, pour nos successeurs, quelques informations complémentaires.

- La préfecture de police a désiré connaître nos statuts et notre
histoire, je lui ai donc fourni un copieux dossier en janvier 1983.
- J'ai trouvé un mécène temporaire en la personne d'un ami de jeunesse, M. Joffard, pour la fondation en 1978 d'un prix de la Société Philomathique de Paris (3 000 F), pendant trois ans. Ce prix a été institué, selon son intitulé, pour récompenser un « mémoire personnel, original, inédit, de caractère pluridisciplinaire.., prospectif, dénotant un esprit imaginatif, créatif, synthétique, d'un niveau scientifique indiscutable ». Parmi de nombreux mémoires, trois ont été récompensés ceux de M. R.-M. Guyon (1979), M. Demarey (1980), Mile M.-D. Morch (1982). Bénéficierons-nous d'un nouveau mécène ?

Notre ancienne médaille à l'effigie de Lavoisier, dont nous n'avions presque plus d'exemplaires, a été remplacée en 1983, par une nouvelle que nous décernons à nos conférenciers non philomathes. Cette nouvelle médaille, d'environ 5 cm de diamètre, en bronze doré, porte au revers en fort relief l'effigie de Laurent Lavoisier, véritable œuvre d'art, et à l'avers, aussi en relief, les inscriptions Société Philomathique de Paris 1788, ÉTUDE ET AMITIÉ, et les noms de dix savants philomathes parmi les plus illustres. Le nom de chaque titulaire de la médaille peut se graver sur la tranche, qui est épaisse.
Les organisateurs de l'exposition du bicentenaire de la Révolution française nous ont demandé d'illustrer le rôle historique de la Société Philomathique à cette époque nous avons prêté quelques-uns de nos documents précieux.

En terminant, je voudrais souligner ce que notre Société doit, dans la période actuelle, au dévouement exceptionnel et à l'efficacité de nos secrétaires généraux, M. J. Bourdon puis actuellement M. Jacques Boulon, et de nos vice-présidents, MM. Jean Lavollay et Alexis Moyse, enfin de notre parfait trésorier M. René Buvet.

J'assure de notre gratitude M. le directeur et Messieurs les administrateurs du Conservatoire national des Arts et Métiers qui ont bien voulu nous accueillir. La partie historique de cette belle institution, fondée le 10 octobre 1794, par Grégoire, était bien connue de nos premiers philomathes.

Pour célébrer notre bicentenaire, quelques-uns de nos amis philomathes, parmi les meilleurs spécialistes, vont faire part de leur point de vue personnel - au prix de quelques éclairantes répétitions - sur l'histoire de notre Société, dans ses rapports avec l'idéologie scientifique, les sciences naturelles, les sciences exactes.

A ces textes, exposés en séance, sont ajoutés six autres rédigés à l'intention de cette célébration, dans la liberté la plus complète. Ils concernent des commentaires « philomathiques » très divers, sur Lavoisier, la découverte de la photosynthèse, le sens des modèles mathématiques, l'actualité du statut de philomathe, des propos sur la société, l'animal humain et la médecine, enfin sur l'épistémologie.  

Notes:

1) La question du deuxième h de philomathique. Doit-on écrire Société Philomatique? D'après les Annuaires et des textes historiques, notamment celui de Berthelot pour le centenaire de la Société, ainsi que celui de Décombe pour le cent-cinquantenaire, Philomathique garde son deuxième h.

2) « Le Comité de l'Instruction publique qui proposa la suppression des "ci-devant assemblées", demanda cependant que soit créée une société destinée à l'avancement des sciences et des arts, préfiguration de l'Institut national des Sciences et des Arts qui fut instauré deux ans plus tard par la même Convention, le 25 octobre 1795, la veille même du jour où elle cédait la place au Directoire » (Alexis Dejou, La vie des Sciences, Comptes-rendus, série générale, 1988, t. 5 (no 3), p. 213-228).

3) « Il (H. Dutrochet) avait adressé son premier travail : "Recherches sur les Rotifères", en 1812, à la Société Philomatique de Paris qui, en tant que Société, n'avait pas été concernée par le décret de la Convention supprimant tous les organismes culturels de l'Ancien Régime. La Société Philomatique qui, pendant la période révolutionnaire, avait conservé ses archives et son activité, de ce fait fréquentée par les savants les plus distingués, était devenue l'antichambre de l'Académie des Sciences ressuscitée. A la suite de cette publication, Dutrochet en fut élu membre correspondant dans la section "Anatomie et Zoologie". Emile Aron, Henri Dutrochet, médecin et biologiste honneur de la Touraine (1776-1847), 1990 (p. 93), CLD, Tours.

Notre confrère philomathe Henri Dutrochet est le fondateur de la théorie cellulaire, en 1824. Cette partie essentielle de son oeuvre est injustement méconnue. Sans doute n'a-t-il pas pris soin d'affirmer avec suffisamment de force les conclusions auxquelles il était parvenu, comme l'ont fait, plus tard, J. Schleiden (1838, 1840, 1845) et Th. Schwann (1839) qui ont ignoré Dutrochet. Celui-ci, a écrit « (La cellule).., est la pièce fondamentale de l'organisme... une unité physiologique.., l'organe sécrétoire par excellence... Tous les tissus dans les organes ne sont vraisemblablement que des cellules diversement modifiées. » Ajoutons que c'est à notre Société que C. Cagniard de la Tour a réservé sa communication du 18 juin 1836, montrant que les globules de levure sont des organismes vivants « probablement du règne végétal » et que leur action est due à « leur activité vitale ».

4) Marcelin Berthelot, Notice sur les origines et l'histoire de la Société Philomathique, Mémoires publiés par la Société Philomathique à l'occasion du centenaire de sa fondation, 1888, p. i à xvii (Gauthier-Villars et fils).