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Marcel-Paul SCHÜTZENBERGER, Sur les modèles mathématiques

Sur les modèles mathématiques, propos d'un mathématicien philomathe

par Marcel-Paul SCHÜTZENBERGER


Remontant d'un demi-siècle le cours du temps, on constate dans les archives de la Société Philomathique un phénomène assez curieux : à la différence de la plupart des autres disciplines, les mathématiciens que notre compagnie s'honore d'avoir comptés en son sein ont été tournés vers les applications - de la mécanique à la statistique - Plus souvent que vers le courant principal des recherches de l'époque. Il n'est donc peut-être par irrelevant à l'histoire de notre société de proposer quelques interrogations sur les rapports que peuvent entretenir les mathématiques avec les autres sciences de la nature.

Ces questions n'ont pas qu'un intérêt historique ou contemplatif: la vogue - et le succès - des ordinateurs poussent à l'usage de modèles numériques : à tel point que l'on entend les antivivisectionnistes réclamer le remplacement des expériences pharmacodynamiques par des simulations et des calculs. A l'autre pôle - celui de l'abstraction - on a vu se constituer auprès de presque chaque domaine des sciences une sous-discipline purement mathématique, avec ses méthodes, ses problèmes et sa dynamique propre. Cas extrême, aux Etats-Unis, la respectable muse de l'histoire se trouve chaperonnée par une servante ou rivale répondant au doux nom de Cliométrie. Développement assez surprenant puisqu'en même temps qu'on s'efforce de tout mathématiser, la philosophie à la mode - j'entends la philosophie analytique - s'évertue à présenter les mathématiques comme un pur jeu logique c'est-à-dire comme une industrie de la tautologie sans autre contenu que formel.

Nous sommes ici aux confins de problèmes qui excèdent les compétences du technicien et je ne les évoque que pour marquer des limites que je ne franchirai pas. II s'agit ici seulement de présenter quelques exemples et de solliciter la réflexion collective pour aider les jugements qu'il nous faut bien porter, volens nolens, quand une revue scientifique demande notre avis sur tel ou tel manuscrit qu'on lui a soumis.

Qu'est-ce donc qu'appliquer les mathématiques? La question apparaîtra bien sotte aux physiciens formés depuis Gaulée et Descartes au va-et-vient constant entre les équations, les observations et les lois. Ce n'est donc pas à eux que je m'adresse sinon pour prendre conseil de leur succès. Mais qu'en est-il pour les autres sciences de la Nature? Bien souvent une sous-discipline se répute « mathématique » parce qu'elle s'attache aux aspects de la discipline mère qui utilisent le plus intensément la physique et participent donc de ce fait de son emploi des nombres et des figures. Mon propos, non plus, ne les concerne pas. Mais pour le reste qui est encore fort large? Est-ce appliquer les mathématiques que de faire passer une courbe de forme analytique simple par la série des points du diagramme obtenu par des expériences et des observations méthodiques ou fortuites? En un certain sens, oui, bien sûr. Les élèves du philomathe G. Darmois qui fit tant pour introduire la statistique en France au lendemain de la guerre seront les premiers à souligner tout ce que la biologie et les sciences médicales doivent à l'emploi intelligent et systématique des méthodes rigoureuses de la statistique mathématique. A prédire aussi que le champ d'applications de ces techniques continuera à croître et à apporter une riche moisson de connaissances. Mais si l'on veut pousser plus loin l'analyse, on peut se demander si l'usage des méthodes statistiques est bien une application de la mathématique proprement dite et non pas une application seconde à travers cette physique du hasard qu'est le calcul des probabilités. Ainsi ce que l'on appelle parfois la psychologie mathématique n'est guère le plus souvent que l'étude des techniques statistiques spéciales motivées par certaines branches de la psychologie expérimentale. Il nous faut donc aller un peu plus loin et je vous propose l'exemple suivant tiré d'un article que l'on me soumet et que la déontologie m'empêche donc de citer.

Dans ce travail l'auteur constate que la croissance du nombre des cas dans une épidémie strictement contemporaine suit une loi cubique en fonction du temps. La première partie de l'étude est purement statistique et discute la validité de l'échantillonnage et la précision des chiffres évalués. La deuxième partie, la plus importante du point de vue qui nous occupe ici, est la construction d'un modèle et le travail proprement mathématique sur celui-ci. Dans ce modèle l'auteur fait intervenir un coefficient exprimant l'hétérogénéité plus ou moins grande de la population par rapport à ce que les généticiens appelleraient la panmixie. Par là il faut entendre le degré avec lequel les sujets contagieux risquent de propager la maladie à des individus quelconques de la population, ou au contraire n'ont de contacts qu'à l'intérieur de groupes plus ou moins isolés et fermés sur eux-mêmes. Pour prendre une illustration imagée, disons que les rencontres qui se font dans la rue ou au marché sont beaucoup plus panmixiques que celles qui se font à l'occasion de la vie professionnelle.

La solution mathématique des équations montre clairement qu'une panmixie absolue entraînerait une croissance exponentielle du nombre des cas, c'est-à-dire une diffusion de l'épidémie beaucoup plus explosive que celle que l'on observe puisque celle-ci est de type cubique si l'on en croit mon auteur. D'où diverses conclusions sur les facteurs causaux et le devenir de cette épidémie, etc. Ce n'est pas mon propos ici de discuter la validité de cette recherche mais de montrer sur cet exemple simple - voire même simpliste - ce que peut être une application proprement dite des mathématiques : les moments clés étant ceux de la construction du modèle, du raisonnement mathématique sur les équations qu'il fournit et le retour vers les faits. De nouveau, sans juger la valeur technique de ce travail, c'est du point de vue purement conceptuel un bon exemple d'épidémiologie mathématique.

Il me faut maintenant donner des contre-exemples pour montrer ce que les mathématiciens considèrent comme des « non-applications» de leur discipline malgré les apparences typographiques et parfois des calculs fort savants. A vrai dire on n'a que l'embarras du choix :
on pourrait considérer la célèbre équation d'Irving Fisher P = MV/Q où P désigne le niveau des prix, Q la quantité des biens échangés, M la masse de la monnaie existante et Q sa vitesse de circulation. Telle qu'elle est présentée cette équation semble impliquer les mêmes relations arithmétiques (la multiplication et la division) que la loi de Mariotte, P = RT/V. Malheureusement on ne voit pas très bien comment on pourrait déterminer empiriquement les valeurs numériques des variables qui y figurent de manière à justifier que l'équation a un contenu arithmétique plus significatif que l'une quelconque de ses traductions, telle que par exemple « Si les masses monétaires et les prix ne varient pas beaucoup alors moins il y a de monnaie plus il faut qu'elle circule vite. » Ceci n'est peut-être pas vrai mais ne heurte certainement pas le bon sens!

Je ne me hasarderai pas plus avant sur les vastes territoires de l'économie mathématique car la discussion nous entraînerait trop loin. Je mentionnerai cependant que des « équations » comme celle d'Irving Fisher ont été récemment l'objet d'une controverse violente à la National Academy of Sciences. Pour certains, conduits à l'assaut par le mathématicien renommé Serge Lang, c'est une « malhonnêteté intellectuelle » que d'écrire de semblables équations. Pour d'autres plus indulgents, dont je suis, ces formules et les phantasmes de calculs que déploient certaines sciences humaines sont un moyen symbolique parfois commode de résumer des lois tendancielles vagues. Le danger ne commence que quand on les manipule comme s'il s'agissait de vraies relations arithmétiques. On peut aussi voir dans l'abus verbal de la théorie mathématique des noeuds qu'a affectionnés une certaine psychanalyse comme un hommage rendu à la gloire de la géométrie et de l'analyse, ce dont nous ne pourrions que la remercier.

Revenons à des problèmes plus sérieux. Comme je ne veux offenser personne je choisirai un exemple fourni par un très grand mathématicien qui est depuis longtemps bien au-delà de toute critique celui de la dynamique des populations de Vito Volterra. On connaît le scénario les renards dévorent les lapins ce qui fait chuter le nombre de ces derniers. Privés de leur proie, les renards meurent de faim et les lapins débarrassés de leurs prédateurs se reproduisent à plaisir. Les quelques renards survivants suffisent pour faire redémarrer le cycle, etc.

Volterra traduit ceci en quelques équations différentielles simples qu'il résout avec virtuosité et il retrouve au bout de ses calculs le caractère périodique du processus dont il a construit un modèle.

Rares sont les enseignants de mathématiques faisant un cours à des étudiants naturalistes ou à des futurs médecins qui ont résisté à la tentation d'intéresser enfin leur auditoire en citant cette théorie et en évoquant à son sujet les fluctuations périodiques du marché des fourrures de la baie d'Hudson. Le succès est garanti car jusqu'à la fin du cours quelques étudiants auront cru aux vertus de la biologie mathématique. A mon avis à tort s'ils se sont laissés convaincre par ce seul exemple. En effet les équations prédisent une période constante qui ne s'observe pas dans la réalité, ce dont on donne pour explication que les paramètres figurant dans les équations (la probabilité élémentaire pour un lapin d'être dévoré, etc.) ont de grandes fluctuations d'années en années et de lieu en lieu. Mais ces paramètres existent-ils? Si l'on augmente la durée ou bien l'étendue du territoire sur lequel portent les observations, l'expérience montre que l'hétérogénéité de l'échantillonnage croît dans un rapport tel que la précision n'est pas accrue, bien au contraire. 

C'est là un phénomène général dont B. Mandelbrot a eu le mérite de souligner l'importance sur une série de cas remarquables dont les crues du Nil et les fluctuations du marché des valeurs en bourse. A fortiori aucune expérimentation ne permet de valider le choix de l'expression analytique des équations de Volterra sinon le fait même pour lesquelles elles ont été choisies à savoir que leur solution exhibe une certaine périodicité. Laquelle n'est d'ailleurs qu'une simple conséquence de bon sens du scénario que j'ai rappelé plus haut!

Bien différente est la situation de la plupart des modèles de la physique où chaque paramètre figurant dans les équations et les valeurs numériques que prévoient les calculs sont susceptibles d'une détermination assez précise pour justifier leur expression mathématique. Dans bien des cas cette précision est telle que l'histoire des mathématiques abonde en résultats où les théorèmes utilisés dans le raisonnement auraient pu être devinés (et l'ont parfois été) à partir des phénomènes observés et de leur modélisation.

Est-ce le propre de la physique? Je n'en crois rien et je voudrais terminer par un exemple pris à l'autre extrémité de l'éventail des sciences : celui de la théorie des jeux de von Neuman que l'on doit considérer comme une application des mathématiques à la psychologie sociale. Le problème est de théoriser le comportement des joueurs dans les jeux de société où la ruse intervient en plus du raisonnement parce que chacun des acteurs choisit ses coups sans disposer des mêmes informations que son adversaire l'exemple type est le poker contrasté ici avec le jeu d'échecs qui est de réflexion pure mais on ne s'est pas privé de conférer plus de gravité au sujet en prenant des illustrations dans la stratégie des batailles aériennes ou navales.

Après avoir modélisé le jeu considéré sous forme d'une matrice indiquant les gains et les pertes en fonction des coups joués par les deux adversaires dans l'ignorance mutuelle de leur choix, la théorie de von Neuman invoque un théorème hautement non trivial pour indiquer à chaque joueur sa stratégie optimale.

La validité de toute la construction est établie par le simple fait que l'on peut s'en servir pour programmer un ordinateur qui se conduise contre un adversaire humain avec autant de succès qu'en aurait le meilleur joueur professionnel. Notez que je n'affirme nullement que cette théorie soit utile dans les duels financiers ou militaires; seuls les jeux de société satisfont toutes les hypothèses nécessaires à son fonctionnement. Son mérite est ailleurs, sur le plan proprement conceptuel. Contrairement à tout ce que l'on pourrait croire a priori, le comportement de l'ordinateur qui joue avec succès au poker en utilisant la ruse et le bluff ne relève d'aucun élément de psychologie individuelle ou sociale : rien de semblable n'a été mis dans les axiomes du modèle hormis un principe général subtil d'optimisation qu'il est loisible de considérer comme exprimant la volonté de gagner, si l'on veut recourir à une interprétation anthropomorphique.

Je laisse à meilleur philosophe que moi de développer les conséquences - possiblement contradictoires - que l'on pourrait tirer de la théorie de von Neuman. En bon philomathe, je veux ici ne parler que de sciences et laisser à d'autres lieux tout autre type de discours. Puissent les interrogations fragmentaires et les exemples que j'ai développés aider d'autres chercheurs à trouver des critères pour apprécier l'utilité ou la beauté des modèles mathématiques dans les nouveaux territoires qu'ils commencent à conquérir.